Un extrait de la pièce de théâtre; La Tragédie du Roi Christophe, 1963, Acte I, Présence africaine.

Background Information:
À travers l’anecdote tirée de l’histoire de Haïti, Césaire exprime ses espoirs et ses inquiétudes face aux difficultés rencontrées par les pays africains récemment décolonisés. Christophe, ancien esclave, devenu roi du peuple noir de Haïti qui vient de conquérir son indépendance, veut lui redonner toute sa dignité perdue : grande ambition que doit symboliser l’édification d’une gigantesque citadelle. Mais l’épopée tourne à la tragédie : les manœuvres des politiques et l’indifférence des masses font échec aux idéaux de Christophe. Dans l’extrait suivant, il répond aux mises en garde de son épouse.

Extrait:
     Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! S’il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni blancs ni noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Madame.
     Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? À qui fera-t-on croire que tous les hommes je dis tous sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres ! Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air à la lumière, au soleil. Et si nous boulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide !
     Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de fois, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas ! C’est ‘une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche !

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